Christian Bobin, Geai, Gallimard, 1998
(110 pages dans cette édition)
Difficile de présenter ce court roman de Christian Bobin sans risquer de perdre l’essentiel : séparée de l’univers poétique qui la porte, l’histoire pourrait bien paraître banale, sans saveur. A l’âge de huit ans, Albain rencontre Geai, « noyée depuis deux mille trois cent quarante-deux jours dans le lac de Saint-Sixte, en Isère ». Elle lui apparaît d’abord à deux centimètres sous la glace. On apprend que, de son vivant, Geai « faisait l’école » au village et qu’elle ne portait pas encore le nom de ce bel oiseau. Dans son lit de mort, qu’elle quittera bientôt pour accompagner son jeune ami, elle est vêtue d'une robe de coton rouge et un sourire illumine son beau visage.
Le petit garçon est un doux rêveur, alors quand il raconte en rentrant qu’il était avec la dame de Saint-Sixte, « celle qui sourit au fond du lac », son père lui donne une claque et l’envoie au lit sans souper, ajoutant « ça t’apprendra à traîner dehors au lieu de faire tes devoirs, et à revenir avec la nuit en racontant n’importe quoi. »
Albain pleure, mais " le chagrin est une soupe au sel. Elle laisse l’estomac bien creux." Alors le petit garçon sèche ses larmes et s’endort d’un sommeil « profond et souriant ». Un peu plus tard, le maître félicite son jeune élève après qu’il lui a raconté la même histoire. « La vérité, c’est incroyable », nous dit le narrateur : « La vérité, vous la dites et elle vous attire des claques ou des félicitations. Et le pire c’est que, dans un cas comme dans l’autre, personne ne vous croit. »
Avec Geai, Christian Bobin nous offre un joli conte, emprunt de poésie et de tendresse, une histoire que j’ai trouvée très loufoque, extravagante comme l’est le tempérament d’Albain. Nous le suivons au fil du temps, la poésie des mots dessinant le rythme nonchalant de la vie du jeune garçon, puis de l’adolescent et de l’homme qu’il est devenu, lui qui n’éprouvera jamais le besoin de répondre aux exigences sociales pour être heureux : accompagné de Geai qu’il est le seul à voir depuis l’enfance et dont on ne soupçonnerait la présence que par l’irrépressible envie de bâiller qu’elle provoque, Albain sera - à sa façon toujours fantaisiste - représentant de commerce, cambrioleur de rêves, voire ange-gardien ou fabricant de liberté, et brocanteur, un joli métier qui le mènera à un tournant important de sa vie, de leurs vies…
Ai-je aimé ce roman ? Oui bien sûr, car l’univers de Christian Bobin m’inspire toujours au minimum une certaine tendresse quand ce n’est pas un coup de cœur. Mais je n’ai pas été aussi profondément touchée par le personnage d’Albain et par sa relation avec Geai que je pensais l’être au début de ma lecture. En fait, la nonchalance d’Albain m’a souvent agacée et je n’ai pas trouvé crédible sa manière de prendre la vie.
Peut-être le roman était-il trop court pour savourer pleinement la personnalité d’Albain, peut-être aurait-il fallu en affiner les contours ? J'aurais aimé que l'auteur donne plus d’envergure à la dame du lac. Mais ce n’est pas si grave car le plaisir de la lecture fut tout de même bien présent et c’est l’essentiel non ? De plus, je ne suis pas écrivain et j'admire le travail de Christian Bobin : je crois qu'on est toujours plus exigeant avec nos écrivains préférés !
En tous cas, la beauté de l’écriture justifie largement les avis particulièrement élogieux que j’ai pu lire chez d’autres lecteurs, notamment chez Laure, qui a initié cette lecture commune sur son superbe blog Ma danse du monde.
Ce billet est ma deuxième contribution au challenge Christian Bobin proposé par Yuko.
Extrait :
« Le lac de Saint-Sixte est très sombre, même en été. Le lac de Saint-Sixte ignore l’innocence des étés. C’est une eau qui retient sa lumière, une eau verte et surtout noire qui fait de la rétention de lumière. Le ciel dégringole en bleu dans le lac, passe en vert puis coule en noir. Il y a plusieurs sortes de noirs dans le noir. Les eaux de Saint-Sixte sont d’un noir mauve, orageux, un noir comme dans les yeux des jaloux. Ce noir est là depuis qu’il y a de l’eau à Saint-Sixte. Et le sourire de Geai commence secrètement à le ronger, à le diluer, à l’allonger, et le sourire de Geai fait remonter en surface du lac de Saint-Sixte tout le bleu du ciel qui avait coulé dedans. C’est un pays de montagnes. En pays de montagnes, le bleu a une franchise absolue, une netteté blanche. Ce bleu, comment dire : il brûle et il lave. » (10)
Belle lecture !
Heide