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Un tour d'horizon de mes lectures, contemporaines ou classiques. De la poésie, juste pour le plaisir des mots ... De la littérature de jeunesse, au fur et à mesure de mes découvertes. Un peu de cinéma et de la BD de temps à autre ... Bienvenue ... à fleur de mots!

Jean Molla, Sobibor

                                                                                                           
        Il est des moments de lecture essentiels parce qu'ils sont l'occasion d'une réflexion ou parce qu'ils suscitent une profonde émotion ... Sobibor de Jean Molla est de ceux-là.
J'avais entendu parler, à plusieurs reprises et en des termes des plus élogieux, de ce roman, publié dans une édition pour les jeunes (Scripto de Gallimard). Je m'étais promis de le lire très rapidement et je ne le regrette pas car ce livre est réellement bouleversant. C'est en apnée que je me suis plongée dans l'inconscient d'Emma dont l'histoire personnelle est douloureusement mêlée à l'Histoire collective.

        L'histoire

        Emma a bientôt 18 ans. L'âge qui vous émancipe de la tutelle parentale. L'âge des responsabilités à prendre, des projets à construire. Mais Emma est anorexique. Elle malmène son corps de jeune femme, vomit pour se libérer d'un passé familial dont elle pressent rapidement le poids effrayant. Emma est très proche de ses grands-parents et en particulier de sa grand-mère Mamouchka. Ces deux êtres qu'elle adore sont pour elle des modèles, à un âge où les parents ont cessé de paraître tout puissants et parfaits. Mais, avec les quelques mots prononcés par Mamouchka à la faveur d'un rêve, un passé sordide, volontairement enfoui, refait surface. Il entraîne avec lui de terribles fantômes qui crient encore leur souffrance à travers le corps meurtri de l'adolescente ...


        Mes impressions

        Difficile de parler de Sobibor sans risquer de lever une partie du voile sur le malaise inconscient dont souffre Emma.

CEUX QUI NE SOUHAITERAIENT PAS EN SAVOIR TROP DEVRAIENT EVITER DE LIRE CE QUI SUIT, même si j'essaie de ne pas trop en dire !

          Le roman s'ouvre sur une phrase-choc - "aujourd'hui, j'ai vomi pour la dernière fois" et sur un crime odieux - celui d'Eva  Hirschbaum et de son petit garçon.

       Grâce à la maîtrise implacable de la construction, nous allons de surprises en surprises, au rythme d'Emma, découvrant ici une page arrachée (pourquoi ?), là une histoire d'amour improbable au milieu de l'horreur jusqu'à la confrontation finale, d'une force insoutenable, au cours de laquelle peut éclater la vérité... La narration à la première personne (histoire d'Emma et de son anorexie) est interrompue par le récit enchâssé que constitue le "Journal de Jacques Desroches", un collaborateur engagé dans la Légion des volontaires français. Dans ce Journal qui commence le 20 janvier 1942 et s'achève le 4 juin 1943, Jacques Desroches raconte, avec enthousiasme et conviction, son quotidien au camp de concentration de Sobibor où il est chargé de collecter les chiffres ...
La description de l'organisation montre le cynisme épouvantable des SS qui "réceptionnent le matériel humain" par des jardins afin de n'éveiller aucun soupçon et de rassurer les arrivants. "La rapidité d'exécution est une des clés de notre réussite !" affirme Jacques Desroches (page 93) à un moment du récit où désormais il sait ce qu'il advient de ces personnes et participe en toute conscience à la solution finale. Cette évolution du personnage est d'ailleurs l'une des clés du roman car elle l'a conduit , à l'époque, à un acte absurde, point de départ et point d'aboutissement d'un drame dont les ramifications n'ont cessé de se déployer à travers le temps ... jusqu'à Emma. Jacques Desroches se livre également à un compte rendu très précis et éprouvant des techniques d'extermination. "Productivité" et "efficacité" en sont des termes clés, chiffres à l'appui.
Entre deux, il parle d'Anna, une "paysanne" polonaise au service des nazis, et de leur amour. Le contraste entre l'émotion de Jacques face à Anna, face à "la beauté et à la sérennité des lieux" (page 106) et l'horreur de l'épuration à laquelle il participe est saisissant. Sa désinvolture face à des actes inhumains trouve un écho dans l'attitude résignée d'Anna.

       La portée philosophique et psychanalytique de l'oeuvre est passionnante : "est-ce qu'on peut savoir ce qu'on ignore ?" (page 143). L'anorexie d'Emma révèle inconsciemment le poids d'un secret de famille et dit, là où les mots sont interdits, la parole du vieil homme juif (épisode relaté page 120-121) : que veut dire "zakhor"en hébreu ? "Souviens-toi" ... Emma, souviens-toi dans ton corps de ce que personne n'a pu dire avec des mots !
Parallèlement, le roman nous invite à une réflexion sur la responsabilité face au crime - notamment lorsqu'il est organisé, collectif et lorsque les exécutants sont soumis à une hiérarchie -, sur la complicité et la notion de libre-arbitre, sur la différence morale entre mentir et ne pas dire.

       En somme, une oeuvre magistrale indispensable et d'un abord facile quant à l'écriture, mais souvent difficile de par la force du sujet traité.


       Florilège

       Sur l'anorexie :

       " Pouvait-il le comprendre ? Au fur et à mesure que je perdais du poids, je m'étais allégée de ce qui m'encombrait ; je m'étais désintéressée de ce qui faisait de moi une femme. [...] J'avais retrouvé ma silhouette étroite de petite fille. Sans ma jeunesse. La peau de mon visage s'était creusée et accusait un âge qui n'était pas le mien." (Emma - page 66)

      "J'ai alors très exactement compris que mon anorexie était une agression, un coup brutal que je décochais aux autres et que ce coup prenait toute sa force si je n'emmaillotais pas ce qui me restait de chair dans des vêtements, mais que je le jetais  à la face de ceux que je voulais blesser." (page 161)


       Sur la logique nazie qui fait froid dans le dos :

       "Notre efficacité provient de notre aptitude à maîtriser nos émotions. Ce ne sont pas des êtres humains que nous traitons. Le plus difficile est de le comprendre et de l'accepter. Quand on a saisi cette évidence, tout devient tellement plus simple. Il nous faut veiller également à ne pas poser le problème en des termes prétendument moraux. Nous sommes par-delà le bien et le mal, et notre oeuvre pourrait susciter bien des incompréhensions. Il importe donc qu'elle soit achevée quand nous nous en expliqueront. A ce moment-là, elle s'imposera par son évidence." (Le SS Konrad à Jacques Desroches - pages 96-97)

      "Les Ukréniens ouvrent les portes et c'est la cohue des effarés qui commence. [...] Ils descendent sur le quai épuisés, les yeux éblouis par la lumière qu'ils n'ont pas vue depuis des jours, sales à faire peur, dépourvus de cette dignité qui force l'admiration chez les peuples forts. Comment éprouver de la compassion pour eux quand ils n'inspirent que du mépris ?
       On les mène à l'abattoir et ils ne se révoltent pas, malgré les cris, les insultes, les coups. Ils semblent ne vouloir se douter de rien, confiants en leur Dieu ou en je ne sais quoi, incapables de concevoir ce que nous avons imaginé pour eux." (Journal de Jacques Desroches - page 119)

         Et puis :

        "Ici-bas, chacun se comporte en fonction de ce qu'il est. Certains agissent, d'autres meurent, d'autres enfin préfèrent ne rien voir et ne rien entendre. C'est ainsi." (page 107)


Bonne lecture !






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L
<br /> Une très agréable lecture pour ce livre à la fois touchant et intelligent ! J'aime beaucoup les questions qu'il nous force à nous poser...<br />
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H
<br /> <br /> Je l'ai lu il y a quelques années, mais je m'en souviens comme d'un livre très fort, poignant et certains passages m'ont beaucoup marquée. C'est une belle lecture pour les adolescents comme pour<br /> les adultes. A bientôt ! <br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> Je l'ai lu il y a quelques temps déjà et je ne me souviens plus tellement de l'histoire.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> J'ai beaucoup aimé ce livre :) très émouvant !<br /> <br /> <br />
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H
<br /> Et d'une grande force !<br /> <br /> <br />
A
Hello,<br /> Tu m'avais dit participer à la lecture commune du maitre des illusions... qu'en est-il ?
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H
<br /> Quand tu veux pour une autre lecture commune car l'idée est vraiment sympa !<br /> <br /> <br />
É
Lu ce livre il y a un bon moment et c'est vrai qu'il m'avait beaucoup marquée aussi. Cependant, quand la littérature traite ce thème, je préfère toujours les récits-témoignages plutôt que les fictions.
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H
<br /> émi-lit, as-tu des titres de récits-témoignages à me donner ? Je pense à Si c'est un homme de Primo Levi, L'Ecriture ou la<br /> vie de Jorge Semprun et j'ai dans ma PAL également Être sans destin de Imre Kertész, un auteur hongrois prix Nobel de littérature.<br /> <br /> <br />