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Un tour d'horizon de mes lectures, contemporaines ou classiques. De la poésie, juste pour le plaisir des mots ... De la littérature de jeunesse, au fur et à mesure de mes découvertes. Un peu de cinéma et de la BD de temps à autre ... Bienvenue ... à fleur de mots!

7e rendez-vous mensuel des Lundis philo : Littérature et philosophie - Catherine Clément, Martin et Hannah

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CatherineClement_MatinHannah.jpg

(302 pages dans cette édition)

Existe en Livre de poche

 

Martin et Hannah est l’histoire réelle de trois personnages complexes dont les destins furent étroitement imbriqués et emportés dans le mouvement tragique de l’histoire, de la montée du nazisme aux procès des grands criminels nazis, à Nuremberg et en Israël, après la guerre.

Pour écrire son roman, Catherine Clément explique qu’elle s’est inspirée d’Elisabeth Young-Bruehl, biographe d’Hannah Arendt, qui écrivait ceci à propos de la dernière rencontre entre Hannah et Martin :

« Malgré le fiasco de sa visite à Martin Heidegger en 1974, Arendt décida de se rendre à Fribourg avant de gagner Tegna. Il était malade et du coup, Elfride Heidegger, fort préoccupée par son mari, reçut Hannah Arendt cordialement et une trêve intervint entre les deux femmes, une réconciliation. » (Propos cité par C. Clément, dans ses « Précisions », en appendice du roman, p. 307)

 

 Le roman débute donc le 15 août 1975. Hannah a  69 ans et Martin bien davantage. Lorsqu’« Elfride Heidegger l’Allemande, la légitime » (10) autorise Hannah à se rendre seule auprès de Martin, très souffrant, les deux anciens amants ne se sont pas revus depuis un an. Quant à un tête-à-tête entre eux, cela n’est pas arrivé depuis 25 ans ! Elfride s’y est farouchement opposée. La raison de Martin l’abandonne, mais Hannah refuse de le laisser s’enfoncer dans un mutisme sénile sans lui avoir dit une dernière fois son amour, un amour qui n’a jamais cessé « depuis 1924 à Marbourg » (14) malgré la dérive du philosophe vers le nazisme. « Un mot naquit en elle. Escapade. Martin avait fait une escapade dans le nazisme. Voilà. Elle l’aimait encore. » (80)

Comment ne pas se demander comment Hannah a pu lui pardonner cette grave « escapade » ? Car même lors de leurs retrouvailles en 1950, alors qu’elle croit voir du repentir derrière la détresse, Hannah prend conscience avec amertume de l’aveuglement de son amant : « la tragédie de Martin, c’était leur rupture. Sa lâcheté dans l’amour, son silence. Le rôle d’Hannah dans la tragédie de Martin se limitait à celui d’une mortelle abandonnée par son Dieu. » (80)

Il y aurait tant à dire encore sur l’amour de Martin et Hannah. Qu’elle était « la patrie perdue. […] la mer, l’Orient de l’aube et Martin, l’Occident du coucher, le contact entre le soleil et l’être. » (80) Que « Martin n’est pas un homme qu’on peut attendre sans souffrir » car «  Il est là. Ou pas là. Il surgit. » Comme « […] un train en partance avec Hannah en passagère, destination nulle part. » (133)  Mais là n'est pas l'essentiel et l'intérêt du roman est tout autre.

 

Grâce aux dialogues rythmés entre Elfride et Hannah, dans lesquels leur rivalité est manifeste, le fil conducteur du roman s’élabore progressivement dans de multiples retours en arrière, nés de leurs questionnements mutuels. Ainsi, la construction du roman se fait par touches successives autour de « tableaux » qui constituent autant d’éclairages sur une période donnée : « Hannah. Königsberg, Prusse orientale, Janvier 1916. Le jour du premier test » ou bien « Elfride. Fribourg-en-Brisgau, septembre 1945. Le jour des photographies » etc. Alternent les points de vue d’Elfride, d’Hannah et de Martin, tout en proie à ses rêves, encore.

Une première question s’impose en lisant le roman : comment un grand philosophe a-t-il pu prendre sa carte du parti, adhérer aux idées du national-socialisme et vénérer Hitler comme un Dieu ? En exposant ses thèses philosophiques autour de la question du temps notamment, Catherine Clément montre bien à quel point elles prennent racine dans les errances d’une personnalité torturée. Par exemple, à l’instar des oracles antiques tels la Pythie de Delphes à travers laquelle s’exprimait Apollon, Heidegger disait souvent que « ça pensait en lui » sans qu’il n’y puisse rien. « « L’Être-pour-la mort », peut-être était-ce le moment où Martin tournait son regard en dedans, tête basse sur l’angoisse. Le « Dasein », l’Être-le-là », ce maître-mot qui enchantait les collègues philosophes de Martin, Elfride en comprenait l’absurde apesanteur. C’était le point du vide où se fixait l’œil de Martin. Et la « béance de l’être », elle en connaissait les dangers. Un nœud de vipères tordait ensemble le Dasein, la mort et l’échappée, dans une complète obscurité. Quand il pensait, Martin dansait au-dessus des serpents avec une invulnérable ivresse. Mais dans la vie, il pouvait en chemin se risquer sur le bord d’un précipice, et là, en somnambule, se quitter lui-même. Au fond du gouffre attendait la détresse. » (121)

Catherine Clément a compulsé une bibliographie impressionnante pour que la matière fictionnelle puisse éclairer le biographique. Les idées philosophiques d’Heidegger ainsi que la réflexion que suscite sa très grave dérive sont ainsi à la portée de tous.


D’un point de vue philosophique, outre le « cas Heidegger », l’une des problématiques philosophiques les plus intéressantes du roman est soulevée par l’évocation de la controverse Eichmann : Hannah Arendt fut accusée d’avoir mis en cause les juifs en posant une question bien délicate « pourquoi n’avez-vous pas résisté ? » (169) Cela fit scandale au point qu’un hebdomadaire français titra l’une de ses pages « Hannah Arendt : est-elle antisémite ? » (213)

Sur ce sujet, Hannah explique à Elfride la « banalité du mal » : « le mal, c’est l’exaltation des valeurs collectives au détriment de l’individu. L’embrigadement. » Et d’ajouter, toujours dans le dialogue romanesque qui présente l’analyse très documentée de Catherine Clément : « C’est trop facile ! On pend Adolf Eichmann, on a éradiqué une bonne fois le mal radical qui menace depuis toujours le peuple élu ! […] Mais il n’y a pas de mal radical. Il n’y a que des rouages consciencieux. Il n’y a que l’indifférence. Il n’y a que la banalité. Elles recommenceront à tuer ! «  (192)

Jérusalem, 1961. Au procès d’Adolf Eichmann, « l’organisateur nazi des voyages sans retour vers les camps de la mort », Hannah Arendt était correspondante de presse. Elle devait écrire un compte-rendu pour le New-Yorker. Elle s’indigne à juste titre devant les mensonges de « cet homme épouvantablement banal » qui affirme « qu’en organisant les chambres à gaz, il n’a fait qu’obéir à la philosophie de Kant. » (65) En soutenant ceci, il détourne complètement la réflexion philosophique d’Emmanuel Kant, qu’il n’a pas lu, bien entendu. « Pour rendre compte du procès, Hannah se fera un devoir d’expliquer la source de l’abominable obéissance. De ce malentendu allemand qui ne laisse aucune place au repentir. « Tu dois parce qu’il faut ». La loi de Kant est dans l’humanité. Eichmann, lui, est en dehors. Il n’en sait rien. » (65-66)

 On ne pardonnera pas à Hannah Arendt cette prise de position ni surtout sa critique récurrente de la passivité du peuple juif pendant l’holocauste, un mot qui aurait été inventé à cause de son livre sur Eichmann « pour désigner l’extermination des juifs d’Europe » et qui signifie « sacrifice ». Cette idée de « sacrifice » éternel défendu par les plus hautes autorités juives, Hannah Arendt la récusait au nom de l’absolue nécessité de se battre contre l’ennemi. Certes... Mais j’avoue avoir été surprise par la thèse d’Hannah Arendt : que pouvaient faire ces femmes, ces enfants en marche vers les chambres à gaz ? Comment, affaiblis par des mois de persécutions et de terreur, auraient-ils pu se révolter en grand nombre jusqu’à lever une armée juive contre la barbarie nazie et l’effroyable machine de l’extermination ? Catherine Clément nous rappelle, dans ses «Précisions » en appendice, que « les innombrables faits de résistance des Juifs pendant l’extermination n’étaient pas connus » à l’époque où se situe le roman, en 1975. Il n’existait pas d’études à ce sujet, d’où la méconnaissance d’Hannah Arendt comme de ses contemporains.

 

C’est donc un roman très riche et intéressant dans sa construction que je vous invite à lire surtout si vous souhaitez avoir un éclairage simple sur la vie philosophique d’Hannah Arendt, si difficile à lire par ailleurs. On y rencontre aussi Karl Jaspers, son ami de toujours. Des personnages historiques avec lesquels on entre, pour quelques heures de réflexion, dans le tourbillon de la page la plus tragique de l’histoire de l’humanité.

 

J'ai hâte de lire les avis de mes amis blogueurs : Catherine, Lee Rony, Denis et Sophie sur le sujet "Littérature et philosophie". Je complèterai les liens et j'écrirai un petit mot à chacun dans la soirée.

 

EDIT : Sur le même sujet, vous pouvez lire l'avis de Denis sur l'essai

Hannah Arendt et Martin Heidegger par Elzbieta Ettinger

( Le Seuil - 160 pages - novembre 1995) 

(publication du 22 avril)

EssaiHannahArendtHeidegger.jpg

Et le mois prochain,


Lundi 3 juin 2013, rendez-vous autour du thème  "Au bout du monde"


Deux orientations pour ce rendez-vous : soit le voyage, soit philosophes/philosophies du bout du monde (Asie, Moyen-Orient, Amérique latine, Australie… principalement.)

 

Belle lecture et bon voyage philosophiques !

 

Heide

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L
<br /> Bonsoir Heide(gger ?) <br /> <br /> <br /> Des circonstances plus ou moins dépendantes de ma volonté m'ont empêché de participer à ce lundi-philo, je ne l'oublie pas pour autant et proposerai les deux sujets au mois de juin. Le film sur<br /> Hannah Arendt m'a laissé sur ma faim, ce livre que tu nous présentes semble un moyen de continuer le voyage avec cette philosophe.<br />
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H
<br /> <br /> Bonsoir Lee Rony ! Contente d'avoir de tes nouvelles et de te compter parmi nous en juin. Je n'ai pas vu le film car il n'était pas programmé dans ma ville. j'attendrai sa sortie en DVD. Ce roman<br /> est très intéressant pour aller plus loin après. C'est une bonne base et un beau moment de lecture. Bonne semaine ! <br /> Heide(seulement)<br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> Okay pour le 20 mai. Ce sera très intéressant de partager.<br />
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H
<br /> <br /> Génial ! <br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> Je viens de finir le livre de Mme Du Châtelet. je me suis régalée. Veux-tu que j'attende que tu le lises pour en discuter. Sinon, comment le publier dans les lundis<br /> philo car il n'est plus dans le thème du bonheur que tu as déjà traité.<br />
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H
<br /> <br /> Je l'ai reçu aujourd'hui Anis et j'ai hâte de le lire ! Je pensais qu'on pourrait programmer la publication de nos deux articles pour le lundi philo du 20 mai. Qu'en dis-tu ? Si ce n'est pas trop<br /> loin pour toi, pour moi, ce serait parfait car lundi 13, il y a "Noces à Tipasa" de Camus. Et puis, tu sais, il n'y a que les rendez-vous mensuels qui sont thématiques. Les autres lundis, on fait<br /> ce qu'on veut ! <br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> C'est encore un article  très intéressant et j'en apprend beaucoup ! Merci ! :)<br /> <br /> <br /> La nature humaine est très complexe, entre la raison, l'intelligence, les sentiments, la culture, la foi, les valeurs etc cela fait beaucoup de choses pour ne pas avoir de conflits intérieurs...<br /> <br /> <br /> Bisous :D<br />
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H
<br /> <br /> Et lorsque la personnalité est torturée comme celle d'Heidegger, les conflits intérieurs s'expriment sans doute avec encore plus de force. Merci du compliment Laure, bisous ! :D<br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> merci Heide pour ce lien car en effet ce livre est intéressant pour approfondir cette étonnante relation<br />
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H
<br /> <br /> Mais de rien Denis, je le lirai dès que possible. <br /> <br /> <br /> <br />