Un tour d'horizon de mes lectures, contemporaines ou classiques. De la poésie, juste pour le plaisir des mots ... De la littérature de jeunesse, au fur et à mesure de mes découvertes. Un peu de cinéma et de la BD de temps à autre ... Bienvenue ... à fleur de mots!
Marguerite Duras, Oeuvres complètes,
sous la direction de Gilles Philippe, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, automne 2011
En 1943, lorsque Marguerite Duras écrit La Vie tranquille, elle est entrée en résistance contre l’occupant allemand, en tant qu’agent de liaison (voir l’excellente biographie de Laure Adler, page 262). Elle est alors mariée à Robert Antelme et elle entretient une liaison avec Dionys Mascolo, qui deviendra plus tard le père de son fils unique, Jean. Comme souvent dans ses premiers romans, la réalité rejoint la fiction : dans La Vie tranquille, on retrouve Dionys sous les traits de Tiène dont la narratrice est très amoureuse. On assiste également à des conflits familiaux, ouverts ou larvés, mais toujours graves. Apparaissent également la relation fusionnelle avec le petit frère, la mère un peu absente dans sa relation aux autres, plus tendre cependant que dans Les Impudents : était-ce la mère idéalisée, celle dont rêvait Marguerite ? C’est une hypothèse plausible, d’autant qu’elle lui a dédié son roman. Cependant, Marie Donnadieu ignorera toujours cette marque d’amour.
L’histoire a pour cadre le Périgord, non loin de Périgueux. Aux Bugues vit une famille d’exploitants agricoles, les Veyrenattes : le père et la mère, leurs enfants Francine dit Françion (la narratrice) et Nicolas, marié à Clémence, avec laquelle il a eu un petit garçon, âgé de onze mois et prénommé Noël. Jérôme, l’oncle maternel, qui vit sous le même toit, empoisonne la vie des Veyrenattes, dont la liberté est considérablement restreinte à cause de ses agissements égoïstes et odieux. Enfin, il y a Tiène, un énigmatique ami de Nicolas, installé aux Bugues depuis peu sans que l’on sache vraiment pourquoi il est arrivé là. C’est un très beau jeune homme dont Françion va tomber amoureuse.
Le roman, construit en trois parties, débute in medias res, juste après une bagarre extrêmement violente entre Nicolas et l’oncle Jérôme. Nous apprendrons plus tard que Françion a révélé à son frère Nicolas la liaison entre sa femme Clémence et l’oncle Jérôme. Celui-ci agonisera pendant une dizaine de jours, dans l’indifférence quasi générale, avant de succomber à ses blessures comme chacun semble le souhaiter. Françion, quant à elle, semble totalement inconsciente de sa responsabilité dans cette sombre histoire. Sans aucun remords, elle reste totalement insensible lorsque Tiène essaie de susciter chez elle cette prise de conscience.
Ce n’est que dans la deuxième partie du roman, dix-sept jours après un second drame familial épouvantable sur lequel s’achève la première partie, que Françion sera confrontée, à travers ce que j’appellerais « l’épreuve du miroir », à la question cruciale de son identité, de son vrai Moi et du rapport de ce Moi avec le monde qui l’entoure.
J’ai beaucoup aimé ce roman, que j’ai trouvé plus profond que Les Impudents, plus abouti donc, malgré la critique assez négative qu’en fit Raymond Queneau au moment de sa parution. La voix de Marguerite Duras, celle de L’Amant, commence à raisonner au détour d’une courte phrase ou dans l’emphase de l’expression du je, dans l’expressivité d’une conscience individuelle, celle de la narratrice, et ce même si la voix de MD ne vibre pas encore de toute sa puissance poétique. Marguerite semble parler de celui qu’elle aime à travers Françion :
« De profil il était si beau que ses traits semblaient s’arracher de vous dans la douleur » (192)
Et cette phrase qui m’a fait tant penser à L’Amant déjà, de façon sans doute très subjective :
« Si j’avais cette petite certitude [plaire à Tiène], il me semble que je pourrais mieux connaître Tiène, l’inventer à partir de mon visage. » (194)
Et puis, le roman contient de si belles descriptions, où, comme dans Les Impudents, la narratrice fait corps avec la nature, dans l’effacement même du corps cette fois-ci. Derrière la poésie des mots, la voix de MD, là encore, s’ébauche :
« Août fleurit après tous les arbres, une fois que tous ont leurs fleurs, en une nuit. Comment se tenir au faîte de ce mois, connaître durant une seconde ce vertige d’août avant septembre ? Bois, plaines, mûres, falaises chauffées, se tenaient immobiles dans une stupeur surnaturelle au sein de laquelle s’élaboraient le septembre et l’octobre. L’odeur des fossés des Bugues était celle d’une pourriture, celle d’août qui, en elle, porte toutes les odeurs des mois.
Je n’étais personne, je n’avais ni nom ni visage. En traversant l’août, j’étais : rien. Mes pas ne faisaient aucun bruit, rien n’entendait que j’étais là, je ne dérangeais rien. Au bas des ravines coassaient les grenouilles vivantes, instruites des choses d’août, des choses de mort. » (190-191)
A partir de la deuxième partie du roman, l’écriture est magnifique. Le style montre à quel point Françou est perturbée par le nouveau drame qu’elle vient de connaître : la construction des phrases symbolise le morcellement de l’image du corps ressenti par la jeune femme, qui semble découvrir son âge, son identité profonde à travers la perception fragmentée de toute sa personne. Cela correspond à un moment d’une grande poésie, d’autant que Françion a rejoint l’Océan, qu’elle découvre pour la première fois, sur les conseils de Tiène, qui lui a donné l’argent pour prendre le train.
"Autour de moi c'était une fantasmagorie silencieuse qui s'était déchaînée. Avec une rapidité folle, - je n'osais pas regarder, mais je les devinais - une foule de formes devaient apparaître, s'essayer à moi, disparaître aussitôt, comme anéanties de ne pas m'aller. Il fallait que j'arrive à me saisir d'une, pas n'importe laquelle, une seule, de celle dont j'avais l'habitude à ce point que c'était ses bras qui m'avaient jusque-là servi à manger, ses jambes, à marcher, le bas de sa face, à sourire. Mais celle-ci aussi était mêlée aux autres. Elle disparaissait, réapparaissait, se jouait de moi. Moi cependant, j'existais toujours quelque part." (219)
Il y aurait tant à dire encore sur la quête d’identité de la narratrice, mais aussi sur cette famille « qui [rêve] de bonheur et qu’un vrai bonheur accablerait plus que tout. » (177), sur la fuite de Clémence sans son petit garçon, sur le retour de Luce et sa relation avec Nicolas, avec Tiène sous le regard de Françion… Mais il vaut mieux lire, lire et relire car, si ses personnages sont confrontés à l’ennui, pour ma part, je ne me lasserai jamais de lire Duras !
Je vous invite à lire l'avis de Denis sur Bonheur de lire.
Missycornish nous rejoint sur ce challenge. Bienvenue ! J'éditerai pour mettre ses liens dès demain.
Dernière remarque : La Vie tranquille existe aussi dans la collection Folio, alors n'hésitez pas !
Belle lecture !
Heide