Un tour d'horizon de mes lectures, contemporaines ou classiques. De la poésie, juste pour le plaisir des mots ... De la littérature de jeunesse, au fur et à mesure de mes découvertes. Un peu de cinéma et de la BD de temps à autre ... Bienvenue ... à fleur de mots!
RIEN NE S’ OPPOSE A LA NUIT
de Delphine de Vigan
JC Lattès, 450 p., 19 euros
Rien ne s'oppose à la nuit est le 6e livre de Delphine de Vigan, écrivaine contemporaine reconnue, souvent primée et que j'aime beaucoup lire. On retrouve dans ce roman de la rentrée littéraire 2011 la veine autobiographique présente dans Jours sans faim (article), un premier roman publié en 2001, sous le pseudonyme de Lou Delvig et dans Les Heures souterraines (article), roman publié en 2009 dans lequel elle raconte le harcèlement moral dont elle fut victime en tant que cadre dans une grande entreprise.
Le titre Rien ne s'oppose à la nuit est extrait du refrain de la chanson "Osez Joséphine" de Bashung, un artiste que j'aime beaucoup également.
L'histoire
"Et puis, comme des dizaines d'auteurs avant moi, j'ai essayé d'écrire ma mère". Cette phrase du roman indique clairement le projet de l'auteure dans un livre qui est aussi, selon François Busnel (émission La Grande librairie du 15 septembre 2011), "l'histoire d'une famille joyeuse et dévastée".
Deux ans après son décès, Delphine de Vigan raconte, bien au-delà de la vie de sa mère, l'histoire de la douleur de cette femme, prénommée Lucile, une femme très belle (voyez la couverture...), mais extrêmement fragile, maniaco-dépressive, traumatisée par un probable inceste et la mort par accident ou par suicide de trois de ses frères. L'auteure interroge la mémoire familiale pour "approcher la douleur de [sa] mère, en explorer les contours, les replis secrets, l'ombre portée."
Mes impressions
"Ma mère est morte, mais je manipule un matériau vivant". Le roman s'ouvre en effet sur la découverte terriblement traumatisante du cadavre de Lucile, âgée de 61 ans, qui s'est suicidée chez elle, plusieurs jours auparavant. Delphine de Vigan dépeint la scène et analyse avec une acuité extraordinaire l'état de choc dans lequel elle est plongée à ce moment-là. Elle reviendra sur ce moment terrible en clôture du roman. Je vous renvoie à la lecture de l'incipit faite par Marie-Claude Pietragalla lors de la soirée Rentrée littéraire organisée par la Fnac le 31 août 2011 (vidéo You tube en bas de l'article).
Puis, Delphine de Vigan reconstitue l'histoire familiale, fouille dans les archives : photos, bandes sonores, lettres de Lucile, documents divers sont compulsés, analysés. Viennent s'ajouter à ces sources de travail, les témoignages de membres de la famille, les soeurs de Lucile notamment. La question de l'inceste est posée, difficile parce que non prouvée, mais fort probable.
Parallèlement, l'auteure propose une réflexion très fine sur l'acte d'écrire, sa portée et ses limites, notamment dans le récit rétrospectif, dans cette entreprise de reconstitution autobiographique qui pose également la question de la vérité :"l'écriture ne peut rien. Tout au plus permet-elle de poser les questions et d'interroger la mémoire" affirme l'auteure tout en expliquant un peu plus loin : "Sans doute avais-je espéré que, de cette étrange matière, se dégagerait une vérité. Mais la vérité n'existait pas. Je n'avais que des morceaux épars et le fait même de les ordonner constituait déjà une fiction. Quoi que j'écrive, je serais dans la fable." (page 47)
L'intérêt du livre, outre le style toujours exceptionnel, repose aussi sur le glissement du biographique à l'autobiographique, que permet l'existence d'imbrications très fortes entre les destinées des membres de cette famille, dont Delphine de Vigan elle-même. En tant qu'écrivaine, elle se pose alors une autre question fondamentale, celle de la transmission, lourde et subie parfois : hérite-t-on du malheur de nos proches ? Un livre peut-il aider à sortir de cette sorte de spirale infernale qu'est la malédiction familiale ? Et puis, comment rester objective quand on évoque un sujet aussi sensible que la vie de sa propre mère maniaco-dépressive qui plus est ? (La fragilité de Lucile a profondément marqué ses deux filles et est sans doute à l'origine du trouble anorexique décrit et raconté dans Jours sans faim).
Pourquoi écrire sur soi à travers la mémoire familiale et rendre cette histoire publique ? C'est la question que pose Delphine de Vigan dans le discours qu'elle a prononcé lors de la remise du prix Fnac. Dans la Grande librairie (émission du 15 septembre 2011 dont le lien est donné plus haut), elle explique qu'il s'agit pour elle de remonter à l'origine de l'écriture. Dans le roman, elle évoque le jour de la première hospitalisation de Lucile et en fait un moment fondateur : "J'écris à cause du 31 janvier 1980. L'origine de l'écriture se situe là, je le sais de manière confuse, dans ces quelques heures qui ont fait basculer nos vies, dans les jours qui les ont précédées et le temps d'isolement qui a suivi." Ces épisodes de l'enfance, à l'origine d'un traumatisme intense, sont évoqués avec une émotion particulière, très palpable dans l'écriture même. Mais le regard adulte prend de la hauteur, laissant circuler l'amour pour Lucile, et la compréhension de "son mutisme anéanti".
"J'écris ce livre parce que j'ai la force aujourd'hui de m'arrêter sur ce qui me traverse et parfois m'envahit, parce que je veux savoir ce que je transmets, parce que je veux cesser d'avoir peur qu'il nous arrive quelque chose comme si nous vivions sous l'emprise d'une malédiction, pouvoir profiter de ma chance, de mon énergie, de ma joie, sans penser que quelque chose de terrible va nous anéantir et que la douleur, toujours, nous attendra dans l'ombre."
François Busnel parlait d'un "roman absolument extraordinaire" dans l'introduction de son émission. Vous l'aurez compris, ce livre m'a également profondément touchée. D'ailleurs, il a reçu plusieurs prix dont le prix du roman Fnac, le prix Renaudot des lycéens et le prix France télévisons 2011. A lire d'urgence donc, si ce n'est déjà fait.
Bonne lecture !