Un tour d'horizon de mes lectures, contemporaines ou classiques. De la poésie, juste pour le plaisir des mots ... De la littérature de jeunesse, au fur et à mesure de mes découvertes. Un peu de cinéma et de la BD de temps à autre ... Bienvenue ... à fleur de mots!
Philip Roth, Némésis, Gallimard, 2012
Roman (226 pages)
Traduit de l’américain par Marie-Claire Pasquier
Dans l’antiquité, Némésis était une divinité vengeresse qui punissait les crimes liés à l’hybris, c’est-à-dire à la démesure dont l’orgueil. Par exemple, elle personnifiait la jalousie des dieux, qui frappaient les mortels suffisamment orgueilleux pour chercher à les égaler.
C'est le titre qui m’a tout d'abord intriguée, d'autant plus lorsque j'ai pris connaissance du sujet. Et puis avec Philip Roth, j'étais certaine de ne pas me tromper... J'ai passé commande au Père Noël et bien m'en a pris car c'est encore un immense coup de cœur que je vous présente aujourd’hui.
L’histoire raconte les circonstances et les conséquences d’une épidémie de polio très sévère, qui fit de nombreuses victimes durant l’été 1944 parmi les enfants de la petite ville de Newak. Eugène Cantor, surnommé Bucky, a été embauché comme directeur du terrain de jeu à l’école de Chancellor Avenue, pour l’été. C’est un jeune homme de vingt-trois ans, que l’éducation physique a rendu vigoureux et qui a suivi des études afin de devenir prof de sport. Réformé à cause de sa mauvaise vue, il en conçoit une certaine honte.
Quand les parents et la population affirment que ce sont « les Italiens », venus menacer Cantor à l’entrée du terrain de jeu, qui ont transmis la polio aux enfants en crachant sur le sol, Bucky Cantor, animé par un grand sens du devoir, les invite à rester calme, à ne pas transmettre « le virus de la peur ». Il parvient à convaincre les parents de laisser les enfants vivre leur vie et promet de veiller sur eux, en respectant de strictes mesures d’hygiène et de bon sens.
Mais cela ne suffit pas et d’autres enfants meurent dans de terribles souffrances. Désemparé, Bucky se rend alors chez le docteur Steinberg, le père de sa petite amie Marcy, pour lui demander s’il doit fermer le terrain de jeu. Le docteur tente de le rassurer : « Une maladie invalidante qui attaque en premier lieu les enfants et en condamne certains – aucun adulte ne peut accepter ça de bon cœur. Nous avons tous une conscience, et une conscience est quelque chose de précieux, mais pas si elle commence à vous faire croire que vous êtes capable de ce qui dépasse de loin le champ de vos responsabilités. » (89) Et un peu plus loin, le docteur rappelle avec force leur mission, l’un en tant que médecin, l’autre en tant qu’enseignant : « Je m’oppose à ce qu’on fasse peur aux Juifs, point. Ça c’était l’Europe, c’est pour cela que les Juifs ont fui. Nous sommes en Amérique. Moins il y aura de peur, mieux cela vaudra. La peur fait de nous des lâches. La peur nous avilit. Atténuer la peur, c’est votre job, et le mien. » (90)
La réflexion prend un sens métaphorique et philosophique dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale car les enfants victimes de la polio sont pour la plupart d’origine juive.
Que décidera Bucky Cantor ? Car Marcy, très inquiète pour son amoureux, le supplie de démissionner et de la rejoindre dans le camp de vacances des Poconos, où elle encadre elle-même des enfants, au grand air, à l’abri des risques de contamination. Devant la nécessité de se protéger lui-même , le jeune homme parviendra-t-il à prendre un peu de distance avec des événements aussi tragiques, à mettre en sommeil sa mauvaise conscience et son sentiment de culpabilité ?
« Némésis dépeint avec tendresse le sort réservé aux enfants, le glissement de Cantor dans la tragédie personnelle et les effets terribles que produit une épidémie de polio sur la vie d’une communauté de Newak, étroitement organisée autour de la famille. » (Quatrième de couverture)
Philip Roth excelle dans l’analyse psychologique, notamment à travers le personnage de Bucky Cantor, qui, en proie à l’indécision et à un doute lancinant, cherchera jusqu’à la fin de ses jours à vaincre ses propres démons…
La construction romanesque est, comme toujours, remarquable : la focalisation est complexe car il s’agit en fait d’un long retour en arrière élaboré par un narrateur dont l’identité nous est inconnue jusqu’au dénouement. Mais la narration à la 3e personne n’est jamais un frein pour accéder à l’intériorité de Bucky, bien au contraire.
L’écriture est au service d’idées profondément humanistes : Philip Roth nous invite à réfléchir à la complexité des sentiments humains, en particulier dans les situations de crise. Je pense en particulier à ce passage : « Les antisémites disent que c’est parce que ce sont des juifs que la polio s’y propage. C’est à cause de tous les juifs que Weequahic est le centre de la paralysie, et c’est la raison pour laquelle il faut les isoler. Certains semblent penser que la meilleure solution pour se débarrasser de la polio serait d’incendier Weequahic, avec tous les juifs dedans. Il y a beaucoup d’agressivité à cause de toutes les choses délirantes que les gens disent par peur. Par peur et par haine. » (157)
Tout le roman est traversé par cette réflexion fondamentale sur l’intolérance.
Quant à la divinité grecque Némésis, elle pourrait bien être, pour l'auteur, l’allégorie d’une incompréhension universelle et atemporelle, celle des hommes souffrants face à un dieu cruel qui assassine ses enfants. Ainsi, pendant l’enterrement d’Alan Michaels, un jeune garçon de la communauté, le narrateur nous ouvre le cœur de Mr. Cantor : « Mieux eût valu cela, mieux eût valu sanctifier et apaiser les rayons non réfractés de Notre Père le Soleil que de se soumettre à un être suprême, quels que soient les crimes atroces qu’il Lui plaisait de perpétrer. Oui, mieux eût valu de loin, louer le procréateur irremplaçable qui rend notre vie possible depuis les origines – mieux eût valu, de loin, honorer de nos prières notre rencontre quotidienne tangible avec cet œil d’or omniprésent isolé dans la masse bleue du ciel et ayant le pouvoir immanent de réduire la terre en cendres – que d’avaler le mensonge officiel selon lequel Dieu est bon, et de se prosterner servilement devant un implacable assassin d’enfants. Cela eût mieux valu pour notre dignité, pour notre humanité, pour ce que nous nous devons à nous-mêmes, sans parler de notre quotidienne interrogation : à quoi ça rime, tout ça, bordel. » (67)
Belle lecture !
Heide