Un tour d'horizon de mes lectures, contemporaines ou classiques. De la poésie, juste pour le plaisir des mots ... De la littérature de jeunesse, au fur et à mesure de mes découvertes. Un peu de cinéma et de la BD de temps à autre ... Bienvenue ... à fleur de mots!
Photo de Romaric Cazaux
Une valse inachevée
Ce soir-là, Juliette est derrière lui. Elle se tient là, assise dans le prolongement du dos. Si la photo avait été prise à la minute précise où Juliette s'est installée derrière sa table en formica, on n'y verrait pas la petite fille. Elle ne viendra qu'après, bien après. Pour l’heure, ils sont seuls, seuls devant les passants indifférents à la musique, à leur histoire qu’ils ne connaissent pas, seuls sur cette terrasse au milieu des conversations bruyantes et insipides. Lui, Sacha, il ne sait rien de sa présence. Il ne saura jamais rien du nombre de fois où elle s’est tenue ainsi dans l’ombre, immobile, le regard accroché au buste voûté sur le corps du piano. Au moindre mouvement des épaules, une étrange émotion la saisit, une sorte de ravissement. Alors, comme chaque soir, Juliette se laisse étourdir dans la solitude contemplative que provoque en elle la musique. Là, elle reconnaît Chopin, une Nocturne, oui c’est cela, en mineur, Opus 9 n°1 ou 2, elle ne sait plus. Les notes colorent les souvenirs qui affluent, plutôt des réminiscences. Quelque chose s’opère en elle à cet instant précis, cela l’oppresse, cela la submerge par moment, elle le sent et elle ne peut répondre alors à cette angoisse ancienne que par une indifférence tourmentée. Autrefois, son départ précipité, sa fuite désespérée a figé le lien originel et primordial, la relation fusionnelle dans l’absence de mots. Elle sait cela. Mais aujourd’hui, elle est là, juste derrière lui. Son Sacha…
Puis, les lignes ont bougé, imperceptiblement. Une seconde et un infime déplacement de la nuque ont suffi pour qu’elle aperçoive l’enfant. Par quel hasard mystérieux, la fillette est-elle arrivée là ? Elle se demande cela, elle se dit que l’enfant s’est immiscée entre eux avec une élégance discrète. Curieusement, leur position dessine un triangle et la petite fille au ciré rouge en constitue l’angle droit. C’est ce qu’elle voit. Toute personne qui se pencherait du haut de l’immeuble observerait cela. Machinalement elle tourne la tête vers le premier étage, constate que les rideaux sont tirés. Ses pensées se perdent dans les volutes de fumée que la lumière des néons semble attirer. Se trouvait-elle dans une telle confusion des sens qu’elle en a oublié la rue assourdissante ? Sans doute, oui. L’idée l’inquiète légèrement. C’est Noël … Elle sonde les silhouettes anonymes chargées de paquets, fouille les têtes courbées dans leur équilibre précaire. Puis son regard se pose de nouveau sur la petite fille, avec tendresse cette fois, une tendresse profonde qui la saisit toute entière, jusqu’au fond des entrailles. Oh, que se fige dans l’instant ce fil immatériel que l’enfant tisse sans en avoir la moindre conscience, juste par le fait d’être arrivée là, ce soir, au milieu d’eux ! Juliette éprouve son amour dans la reconnaissance. C’est alors qu’elle prend la photo. Pour attester de ce lien qu’elle veut voir renaître, parce qu’il le faut, parce qu’elle n’y tient plus, parce qu’elle en crève de cet effacement d’elle-même dans le lent défilement des heures.
Ce soir, Juliette regarde encore Sacha, mais elle le regarde une dernière fois dans l’évanouissement du corps maternel. Puis, le temps des mots viendra, le temps du pardon ou du rejet. Sacha la reconnaîtra parce qu’il a toujours su qui elle était, même en l’absence, il a toujours su qu’il lui ressemblait, qu’il avait ses yeux bleu gris et sa bouche finement ourlée. Juliette sait aussi que Sacha l’attend, qu’il l’a attendue longtemps dans le désespoir des terreurs nocturnes, dans la résignation de ses chagrins d’enfant, ne sachant que faire de larmes que personne ne viendrait plus sécher. Aujourd’hui, à vingt-cinq ans, il est encore dans cette attente, mais depuis la lettre qu’il lui a envoyée à l’automne, le jeune homme n’est plus dans la désespérance, il est dans la colère, il est dans la culpabilité de cette colère comme elle, elle est dans la culpabilité de l’abandon. Elle, Juliette, la mère, depuis qu’elle a lu ses mots de colère et d’amour, elle écoute son appel, elle attend le moment. Et elle vient chaque soir, elle s’assied dans l’ombre, au fond du piano-bar ou sur le trottoir, comme ce soir-là. Elle attend qu’il interprète Chopin, La Valse brillante, le dernier morceau qu’elle-même a joué pour lui, son fils, par une nuit noire et froide de novembre, juste avant de disparaître. Une mélodie familière pour effacer enfin les chants tourmentés de ceux qui restent.
Sandrine., avril 2012
Pour lire d'autres textes écrits à partir de cette belle photo de Romaric Cazaux, rendez-vous sur le blog Bricabook de Leiloona !