Les pages indiquées dans cet article correspondent à l'édition Poésie/Gallimard, 1984
Préface de Jean Gaudon
Dans la préface de La Légende des siècles, Victor Hugo déclare qu’il a esquissé, dans la solitude, un poème « où se réverbère le problème unique, l’Être sous sa triple face : l’Humanité, le Mal, l’Infini. » Œuvre inachevée, publiée à titre posthume en 1886, La Fin de Satan est un long poème de 5700 vers, conçu comme un « grand fleuve narratif et dramatique » (J. Gaudon) , qui aborde, dans un style épique, les problématiques fondamentales de la religion, dont la lutte du bien contre le mal.
« Depuis quatre mille ans il tombait dans l’abîme. »
Hors de la terre I - ET NOX FACTA EST
Dans La Fin de Satan, il est question du drame métaphysique de la chute de Lucifer, - qui devient alors Satan -, dans l’abîme dépeint par Hugo. Dans le même temps se joue le drame de l’humanité dans laquelle Satan répand le mal pour se venger de Dieu. « Je changerai la face universelle », s’écrie-t-il ! Tout se jouera à la fois « hors de la terre » et « sur terre », suivant le rythme ternaire Chute – Conversion – Rédemption, qui suggère que l’œuvre, dans sa facture même, comporterait déjà le processus de fin annoncé par le titre.
La présentation de la structure de l'oeuvre est suivie de l'analyse des trois mouvements qui régissent le drame métaphysique de Satan.
I. STRUCTURE DE L’ŒUVRE
Pour bien comprendre l’enchevêtrement des deux espaces et leur interdépendance, il est intéressant d’examiner la structure de La Fin de Satan. Le commentaire de chaque partie prend appui sur l’excellente préface de Jean Gaudon (édition Poésie/Gallimard 1984).
HORS DE LA TERRE I - L’œuvre s’ouvre sur « la chute du damné », qui a voulu égaler Dieu et qui se désespère de voir la nuit se faire progressivement autour de lui. Dès le début, Satan aspire à la lumière. Sa peur indique qu’il ne supportera pas aisément sa condition.
LA PREMIERE PAGE
I. L’entrée dans l’ombre : Dieu déclenche le déluge sur le monde soumis à Isis-Lilith, une créature satanique, qui favorise l’émergence du mal. N’ayant pas été repris par le Chaos, le monde survivra.
II. La sortie de l’ombre : Isis-Lilith, « l’âme du monde mort » détient les attributs du crime de Caïn : l’airain pour le glaive, le bois pour le gibet et la pierre pour la prison.
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LIVRE PREMIER – LE GLAIVE (ou « épisode de Nemrod »)
Ce livre s’achève sur l’échec de la conquête du ciel par Nemrod, un géant qui avait déjà « conquis toute la terre » et qui peut être considéré comme le héraut de Satan. Une flèche qu’il avait lancée vers le ciel retombe ensanglantée – Le doute s'installe... « Avait-il blessé Dieu ? ». Nemrod est puni de mort pour son audace, mais le mal, lui, perdure.
HORS DE LA TERRE II – La plume de Satan
Ce superbe poème évoque la métamorphose de la plume de Lucifer, qui deviendra , "des profondeurs du Verbe", l’archange Liberté.
LIVRE DEUXIEME – LE GIBET
Le livre deuxième, composé de trois parties, n’est autre que le récit de la crucifixion. Hugo y reprend les personnages canoniques des Evangiles et propose une réflexion sur le mal et la notion de sacrifice.
I. La Judée
II. Jésus-Christ
III. Le Crucifix
HORS DE LA TERRE III – « Satan dans la nuit »
Il s’agit du monologue de Satan, interrompu par une « chanson des oiseaux » : en proie à la plus vive confusion, impuissant face à ce châtiment éternel, qu’il juge absurde et injuste, Satan oscille entre son amour pour Dieu et son désir de vengeance.
La genèse de ce poème est le maintien de la condamnation à mort par pendaison d’un assassin guernesiais nommé Tapner, et ce malgré la demande de grâce formulée par Victor Hugo dans sa « Lettre ouverte aux habitants de Guernesey » (10 janvier 1854). Dans le même temps, Hugo écrit un poème indépendant de 288 vers, intitulé « Satan », ossature du futur « Hors de la terre III. Satan dans la nuit ».
L’ANGE LIBERTE
Dieu autorise l’ange Liberté à descendre dans le gouffre auprès de Satan, désespéré. S'ensuit l'affrontement avec Isis-Lilith, venue annoncer à Satan l’anéantissement de toute espérance humaine. D’un mot, « Va », celui-ci autorise l’ange liberté à remonter sur terre pour libérer les hommes de cette malédiction.
II. LE DRAME METAPHYSIQUE DE SATAN EN TROIS MOUVEMENTS
Si l’on se concentre sur le drame métaphysique de Satan, trois mouvements peuvent être perçus.
- Premier mouvement : la chute et l’épisode de la plume
L’épisode de la plume, premier poème de la section « Hors de la terre II - La Plume de Satan » est l’un des passages phare, parmi les plus beaux de l’œuvre.
Lors de sa chute au fond du gouffre, une plume des ailes de l’archange est restée près des cieux.
« La plume, seul débris qui restât des deux ailes
De l’archange englouti dans les nuits éternelles,
Etait toujours au bord du gouffre ténébreux. » (89)
Cette plume concentre tout l’héritage de Lucifer, le porteur de lumière (Lucifer vient du latin, « lux », lumière et « ferre », porter) : la lumière donc – « […] c’était de la clarté tombée » (89) et la force – « Cette plume faisait revivre l’envergure / De l’ange, colossale et hautaine figure ; […]» (89)
A partir de cette plume, Dieu crée un ange-femme, qu’il nomme Liberté. Elle permettra la rédemption de Satan (troisième mouvement).
« La plume tressaillit, brilla, vibra, grandit,
Prit une forme et fut vivante, et l’on eût dit
Un éblouissement qui devient une femme.
Elle se souleva debout, et, se dressant,
Eclaira l’infini d’un sourire innocent. » (90)
Ainsi, dès la fin de Lucifer, la plume annonce sa rédemption future et, par voie de conséquence, la finitude de Satan, né de l’archange déchu. Avec elle, germe l’idée que les puissances maléfiques ne seraient pas éternelles... Le commandement de Dieu, « ne jetez pas ce qui n’est pas tombé !», renforce l’espoir tout en soulevant une problématique métaphysique selon laquelle le mal ne serait ni absolu, ni total, une part de bien persistant dans chaque être quelle que soit la faute commise, comme une part de Lucifer reste chez Satan, malgré son bannissement.
- Deuxième mouvement : la conversion de Satan
Le repentir de Satan dans la nuit consiste non seulement en la reconnaissance de la supériorité de Dieu, mais surtout en l'acceptation par le damné de sa propre faute et de l’amour qu’il porte à Dieu, un amour qui est l’essence même de la souffrance exprimée dans « Hors de la terre III ». Ainsi, la progression de l’œuvre, du moins en ce qui concerne les sentiments de Satan envers Dieu, est marquée par le « Je l’aime ! », qu’il prononce dans sa longue plainte aux accents lyriques :
"Oh ! Je l'aime ! C'est là l'horreur, c'est là le feu !
Que vais-je devenir, abîmes ? J'aime Dieu !
Je suis damné !"
Monologue de la section « Hors de la terre III », I (188)
Satan aime Dieu malgré lui et cet amour est la cause de son tourment. La progression de sa souffrance annonce le processus final : l’ange déchu n’a pas été dépourvu d’âme au moment de sa chute dans le gouffre… L’expression de réactions humaines, notamment la souffrance physique et morale provoquée par l’absence de sommeil, indique qu’il admet son infériorité par rapport à ce Dieu, dont il se proclamait l’égal dans « Hors de la terre I », - affirmant alors par le désir de vengeance sa propre indépendance - et qu’il reconnaît désormais comme une entité absolue et éternelle. Sa souffrance est aussi l’écho du mal qu’il propage.
Si l'archange rebelle ne trouvait aucun réconfort dans son esprit de vengeance, une part de révolte demeure toutefois dans le constat que son amour pour Dieu ne l’absout pas et le maintient dans sa déchéance. Alors Satan en vient à une sorte de débat métaphysique, par le biais d’un syllogisme conçu comme la preuve que l’obstination de Dieu à l’éloigner de lui est vaine : s’il y a punition éternelle, alors l’amour n’est pas éternel et Dieu n’est pas infini ; or, si Dieu n’est pas infini, Dieu n’existe pas. Par conséquent, Satan doit obtenir le pardon de Dieu et être réintégré dans la lumière. La fin de Satan est donc devenue nécessaire-en-soi, c’est–à-dire nécessaire du strict point de vue de leur essence.
- Troisième mouvement : l’action de l’ange Liberté
Liberté est fille de Satan et de Dieu puisqu’elle est née d’une plume de l’archange Lucifer, touchée par la lumière divine. Parallèlement, Dieu envoie aux hommes une parole d’amour par l’intermédiaire du Christ (Livre deuxième – Le Gibet). Mais alors que cet acte d’amour devait amorcer le processus de régression du mal sur terre, il n’aboutit qu’au Gibet : l’esprit du mal inspire aux hommes le crime et la crucifixion. En réalité, tant que Satan sera dans le gouffre et malgré son repentir, le mal continuera de se propager sur terre, parmi les Hommes.
C'est pourquoi Liberté prend l'initiative et demande la permission de descendre dans les abîmes auprès de Satan afin de réengendrer Lucifer. Grâce à la médiation de l’Ange Liberté, ultime tentative de Dieu pour sauver l’humanité, Satan peut choisir définitivement entre le bien et le mal.
Avec l’ange Liberté, tout ce qui est de l’ordre de la nécessité est accompli : le sommeil de Satan, rendu possible par son approche, est révélateur de l’abandon progressif de sa part d’ombre et de l’imminence de la fin. Le sommeil symbolise d’ailleurs le passage d’un état à un autre, dans l’idée d’une renaissance ici.
Dans la dernière partie du poème ("L'ange Liberté" - VIII), Liberté nourrit de ses paroles Satan qui symboliquement se meurt :
"Tandis que cette vierge adorable parlait,
Pareille au sein versant goutte à goutte le lait
A l'enfant nouveau-né qui dort, la bouche ouverte, [...]" (241)
Avant cela, lumière de Lucifer, elle a permis la dissolution d’Isis-Lilith, incarnation de la part ténébreuse de Satan. Toutes deux sont comme les faces opposées d'une même pièce, mais la disparition d'Isis est indispensable pour la renaissance de Lucifer.
"L'étoile aux feux divins, plus large à chaque instant,
Météore d'abord, puis comète et fournaise,
Fondait le monstre ainsi qu'un glaçon dans la braise.
Quand l'astre fut soleil, le spectre n'était plus." (235)
Pour que cela puisse advenir, il est également indispensable que Satan coopère librement à sa propre fin - et donc à son salut. L’ange Liberté ne pourrait délivrer l’humanité de la malédiction engendrée par Isis-Lilith, lutter contre la tyrannie, - notamment contre la Bastille, « symbole d’oppression et de régression », en 1789 (J. Gaudon) - sans le « Va » de Satan, qui clôt le poème. C’est aussi la raison pour laquelle, la fin de Satan n’est pas consécutive à la parole divine, Dieu ne faisant que constater la mort du damné et le retour de Lucifer vers la lumière.
Belle lecture !