Ce matin, un petit texte écrit la semaine dernière, "sans mot dire"...
Ce récit n'a pas de fin, il n'est que le reflet de quelques heures d'écriture sans autre prétention que le plaisir des mots, le plaisir de voir se dessiner une histoire simple, au fil des réécritures.
Sans mot dire
Thomas repousse la porte d’une main, doucement. La chambre est plongée dans la pénombre. Par la fenêtre à jalousies, s’est infiltré un faible halo de lumière dans lequel flottent des paillettes de poussière incandescentes. Tout est calme et silencieux. Adèle est entrée avant lui, puis elle s’est figée au milieu de la pièce. Il règne dans cet endroit un impressionnant désordre. Des piles de livres s’entassent à même le sol, au mépris de l’Interdiction. Cela ne la surprend pas… Pourtant, les nerfs soudain à fleur de peau, elle s’approche de la fenêtre, écarte légèrement l’un des volets et scrute la petite place encore déserte à cette heure si matinale. En contrebas, la fontaine circulaire pavée baigne dans une atmosphère étrange. Comme toujours, l’aube pâle et douce finit par apaiser la jeune femme. Ou est-ce la présence de Thomas qui sans bruit s’est approché ? Depuis quelques secondes, il se tient derrière elle, mais à une distance encore sage. Il observe la courbe des épaules, les longs cheveux bruns qui rejoignent presque la naissance des reins. Adèle imagine ce regard délicat posé sur elle.
Alors, elle prend l'initiative. De ses longs doigts fins, elle cherche en tremblant les mains de Thomas. Les doigts s'enlacent, s'entremêlent. Ils disent avant les corps l'ardeur du désir. Cependant, tout est retenu, contenu dans l'épaisseur de l'instant. Thomas a avancé d'un pas. Adèle peut sentir maintenant la pression de son corps contre le sien. D'un mouvement lent et sensuel, elle incline légèrement la tête, dévoilant la peau souple et douce sous la chevelure. Elle ferme les yeux pour vivre de l’intérieur le trajet de la main qui effleure amoureusement sa nuque, descend le long de la colonne vertébrale et se pose délicatement sur ses hanches. Lorsqu'ils se feront face dans un instant, leurs yeux brûlants diront la fièvre des longues semaines passées à rêver le corps de l’autre. Puis leurs lèvres s'effleureront, elles se feront caressantes, suppliantes enfin. Et ils s'aimeront sur le carrelage froid, au milieu des piles de carton. Ils s'aimeront sans mot dire, avec la ferveur des amoureux longtemps séparés.
***
Pensive, Adèle promène ses mains sur le ventre de son amant, les doigts remontent vers le torse, puis redescendent vers le nombril, dans un lent va-et-vient. Il frissonne.
- Tu as froid mon amour ? Elle demande.
Thomas enroule ses jambes autour d'elle et resserre son étreinte. Adèle se laisse envelopper de silence pour quelques minutes encore. Puis, le portable sonne. L’alarme est trop stridente. Qui pourrait ne pas l’entendre ?
- Il vaut mieux que je parte.
La jeune femme se lève, s’habille comme un automate. Très vite. Puis elle parle, fort sans doute. Elle n’en finit pas de s’agiter. Pour le raisonner, croît-il, pour le convaincre. Oui, sans doute. Ses grimaces se changent en mots dans l’esprit de Thomas. Il les interprète, pense que ce sont des mots muets, des mots douloureux, vides de sens. Que lui importe de vivre s’il doit renoncer à vivre libre ?
- Que feras-tu Thomas quand Ils seront derrière cette porte ? Cette fois, tu ne parviendras pas à leur échapper… Tu me fais peur, tu prends de tels risques ! Pourquoi ?
Bien sûr, il ne l’écoute pas. Il voit ses lèvres bouger, observe ses gestes saccadés, ses mains encore agitées de soubresauts nerveux, mais il ne l’entend pas… Il ne l’a jamais entendue… Dans son paysage intérieur bruissant de sons inventés, dans sa forteresse d’enfant vieilli, il ressent la beauté d’Adèle, sa beauté sublimée dans la colère.
D’un geste agacé, la jeune femme a roulé son manteau autour de ses bras croisés. Alors, Thomas se lève et l’attire contre lui. Habituellement, son sourire pensif la désarme. Avec tendresse, il pose son index sur cette bouche qu’il a tant espérée ces derniers mois.
- Thomas...
Adèle a murmuré son prénom dans un souffle et Thomas, qui en a perçu la douceur, dessine dans l’air les signes qu’elle sera en mesure de déchiffrer.
- Alors quitte cette chambre demain, il le faut... A Limeuil, la maison du Pont-Roux est inhabitée jusqu’au printemps. Les propriétaires ont aménagé le grenier. Personne ne te cherchera là-bas ! Et moi, je te rejoindrai plus tard… Dans quelques semaines…
Thomas hésite, il connaît le sort malheureux que le Comité réserve aux rebelles. Et à ceux qui les protègent… Il le sent bien, le danger qu’elle encourt infléchit sa détermination… D’une pression de la main, Adèle insiste. Elle a espéré si fort que le doute puisse s’immiscer suffisamment en lui pour changer le cours inéluctable des choses.
- Je t’en prie, mon bel amour mutique…
Sandrine / Heide - Mai 2012