Robert Desnos est un poète que je lis et que j'aime depuis l'adolescence, période au cours de laquelle j'ai également découvert les surréalistes, pas seulement en poésie d'ailleurs car leur approche de la création littéraire a influencé d'autres genres - je pense à Julien Gracq et à son premier roman Au château d'Argol, qu'il assimile dans sa préface "à certains ouvrages d'une école littéraire qui fut la seule". Ce roman est toujours aujourd'hui mon livre de chevet.
Avant de mettre en lumière deux poèmes de Corps et Biens, parmi mes préférés - "Les Espaces de sommeil" et "De la fleur d'amour et des chevaux migrateurs" -, il m'a semblé intéressant de présenter la jeunesse de Desnos et ses débuts d'écrivain, juste avant son intégration au groupe Littérature, autour d'André Breton.
L’émergence d’un écrivain
Robert Desnos (1900-1945) a grandi dans une famille plutôt modeste, qu’il quitte à l’âge de 15 ans, le brevet en poche. Très jeune, il met donc un terme à ses études, mais sa passion pour la littérature et la culture le pousse à continuer de se former en autodidacte. A cette époque, Desnos exerce différents métiers : il est notamment le secrétaire du journaliste et écrivain Jean de Bonnefon, qui lui ouvre les portes de sa bibliothèque personnelle et celles de la Bibliothèque nationale, et il fréquente le cercle de Louis Gonzague, ami d’Apollinaire.
Il lit beaucoup et écrit des poèmes – « L’Ode à Coco », « Le Fard des Argonautes », « Prospectus » - dans lesquels on retrouve l’influence des mouvements d’avant-garde (Dada) et des mouvements anarchistes (la bande à Bonnot), qu’il découvre au cours de cette époque d’effervescence littéraire.
En 1918, il publie dans La Tribune des jeunes trois poèmes de facture symboliste.
L’expérience surréaliste
Début 1922, Benjamin Péret présente Desnos au groupe Littérature, du nom de la revue, fondée en mars 1919 par Breton, Aragon et Soupault. Littérature s’inscrit dans la mouvance Dada, ce mouvement intellectuel et artistique international, né en 1916 à New-York et à Zurich pour dénoncer la guerre, l’horreur de 14-18 illustrant, s’il était besoin, l’échec de la raison, de la culture et des civilisations. Le dadaïsme se diffuse en Europe jusqu’en 1923 et prône, sur le mode de la provocation, la rupture avec toute contrainte esthétique, politique ou idéologique.
En 1924, percevant les limites du mouvement Dada, le groupe Littérature, rejoint par Paul Eluard, crée le surréalisme. Leur pacte fondateur est le premier Manifeste du Surréalisme, publié la même année par André Breton, qui définit ainsi le mouvement :
"SURREALISME n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. Encycl. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie…»
Cet extrait du Manifeste de 1924, montre que le surréalisme est un état d’esprit plus qu’une école : il correspond à une manière particulière de concevoir la poésie et la création poétique, qui doit être dégagée des contraintes formelles, des préoccupations liées à la syntaxe. Et surtout, la poésie ne doit plus être assimilée uniquement à une production littéraire car elle est avant tout une façon d'être présent au monde par le biais d'une activité mentale touchant toutes les formes de vécu.
Les surréalistes poursuivent les expériences d’écriture automatique sur le modèle des Champs magnétiques de Breton et Soupault (1919). Ils retranscrivent des récits de rêve, et portent un intérêt à tout ce qui ne relève pas de la conscience claire et rationnelle.
Très vite, Desnos montre des dispositions exceptionnelles dans la pratique des sommeils hypnotiques. Breton dit de lui qu’il « parle surréaliste à volonté. », qu’il fait « acte de surréalisme absolu » ajoutant même en parlant du surréalisme que « […] Desnos est son prophète ».
Quant à Aragon, il écrit ceci dans Une vague de rêves : « Au café, dans le bruit des voix, la pleine lumière, les coudoiements, Robert Desnos n’a qu’à fermer les yeux, et il parle ; et au milieu des bocks, des soucoupes, tout l’Océan s’écroule avec ses fracas prophétiques et ses vapeurs ornés de longues oriflammes. »
Pour les surréalistes, seule importe la charge émotionnelle qui se dégage du poème. « Les Espaces de sommeil », dicté par Desnos lors d'une séance de sommeil hypnotique, en est pour moi le plus bel exemple. L'émotion est superbement portée par l'interprétation d'Ismaël Billy, poète et auteur d'Efflorescences.
Les Espaces de sommeil
Dans la nuit il y a naturellement les sept merveilles du monde et la grandeur et le tragique et le charme.
Les forêts s’y heurtent confusément avec des créatures de légende et cachées dans les fourrés.
Il y a toi.
Dans la nuit il y a le pas du promeneur et celui de l’assassin et celui du sergent de ville et la lumière du réverbère et celle de la lanterne du chiffonnier.
Il y a toi.
Dans la nuit passent les trains et les bateaux et le mirage des pays où il fait jour. Les derniers souffles du crépuscule et les premiers frissons de l’aube.
Il y a toi.
Un air de piano, un éclat de voix.
Une porte claque. Une horloge.
Et pas seulement les êtres et les choses et les bruits matériels.
Mais encore moi qui me poursuis ou sans cesse me dépasse.
Il y a toi l’immolée, toi que j’attends.
Parfois d’étranges figures naissent à l’instant du sommeil et disparaissent.
Quand je ferme les yeux, des floraisons phosphorescentes apparaissent et se fanent et renaissent comme des feux d’artifice charnus.
Des pays inconnus que je parcours en compagnie de créatures.
Il y a toi sans doute, ô belle et discrète espionne.
Et l’âme palpable de l’étendue.
Et les parfums du ciel et des étoiles et le chant du coq d’il y a 2 000 ans et le cri du paon dans des parcs en flamme et des baisers.
Des mains qui se serrent sinistrement dans une lumière blafarde et des essieux qui grincent sur des routes médusantes.
Il y a toi sans doute que je ne connais pas, que je connais au contraire.
Mais qui, présente dans mes rêves, t’obstines à s’y laisser deviner sans y paraître.
Toi qui restes insaisissable dans la réalité et dans le rêve.
Toi qui m’appartiens de par ma volonté de te posséder en illusion mais qui n’approches ton visage du mien que mes yeux clos aussi bien au rêve qu’à la réalité.
Toi qu’en dépit d’une rhétorique facile où le flot meurt sur les plages,
où la corneille vole dans des usines en ruine,
où le bois pourrit en craquant sous un soleil de plomb.
Toi qui es la base de mes rêves et qui secoues mon esprit plein de métamorphoses et qui me laisses ton gant quand je te baise la main.
Dans la nuit, il y a les étoiles et le mouvement ténébreux de la mer, des fleuves, des forêts, des villes, des herbes, des poumons de millions et millions d’êtres.
Dans la nuit il y a les merveilles du monde.
Dans la nuit, il n’y a pas d’anges gardiens mais il y a le sommeil.
Dans la nuit il y a toi.
Dans le jour aussi.
Robert Desnos, « Les Espaces du sommeil », Corps et biens, 1930
Parce qu’il se définit comme une éthique avant d’être une esthétique, le surréalisme ne fut pas une institution stable. Dès 1925, s’est amorcée une seconde phase, centrée sur la nécessité d’une révolution sociale au-delà de la seule révolution du langage. Alors, le rôle de Desnos devient très vite secondaire : il développe son activité de journaliste dans le sillage d’Eugène Merle et défend des positions plus individualistes. En 1930, le Second Manifeste du surréalisme signe la rupture avec certains membres du groupe - dont Desnos -, avec lesquels les tensions sont devenues insurmontables.
Présenté dans sa Prière d’insérer comme le « chef-d’œuvre, au sens propre, de la poésie surréaliste », le recueil Corps et Biens (1930) fait le bilan poétique de cette période surréaliste au cours de laquelle Desnos a donné libre cours à tous ses fantasmes, s’adonnant à de multiples expérimentations verbales, des jeux de mots aux variations homonymiques dans « Rrose Sélavy », « L’Aumonyme », « Langage cuit ».
« De la fleur d’amour et des chevaux migrateurs », poème que je compte également parmi mes préférés, appartient à la section « Les Ténèbres » (VIII) de Corps et Biens : ce cycle mêle passion linguistique et passion amoureuse tout comme le cycle « A la mystérieuse » du même recueil.
« De la fleur d’amour et des chevaux migrateurs »
Il était dans la forêt une fleur immense qui risquait
de faire mourir d’amour tous les arbres
Tous les arbres l’aimaient
Les chênes vers minuit devenaient reptiles et rampaient jusqu’à sa tige
Les frênes et les peupliers se courbaient vers sa corolle
Les fougères jaunissaient dans sa terre.
Et telle elle était radieuse plus que l’amour nocturne de la mer et de la lune
Plus pâle que les grands volcans éteints de cet astre
Plus triste et nostalgique que le sable qui se dessèche
et se mouille au gré des flots
Je parle de la fleur de la forêt et non des tours
Je parle de la fleur de la forêt et non de mon amour
Et si telle trop pâle et nostalgique et adorable
aimée des arbres et des fougères
elle retient mon souffle sur les lèvres
c’est que nous sommes de même essence
Je l’ai rencontrée un jour
Je parle de la fleur et non des arbres
Dans la forêt frémissante où je passais
Salut papillon qui mourut dans sa corolle
Et toi fougère pourrissante mon cœur
Et vous mes yeux fougères presque charbon presque flamme presque flot
Je parle en vain de la fleur mais de moi
Les fougères ont jauni sur le sol devenu pareil à la lune
Semblable le temps précis à l’agonie perdue entre un bleuet
et une rose et encore une perle
Le ciel n’est pas si clos
Un homme surgit qui dit son nom devant lequel s’ouvrent
les portes un chrysanthème à la boutonnière
C’est de la fleur immobile que je parle
et non des ports de l’aventure et de la solitude
Les arbres un à un moururent autour de la fleur
Qui se nourrissait de leur mort pourrissante
Et c’est pourquoi la plaine devint semblable à la pulpe des fruits
Pourquoi les villes surgirent
Une rivière à mes pieds se love et reste à ma merci
ficelle de la salutation des images
Un cœur quelque part s’arrête de battre et la fleur se dresse
C’est la fleur dont l’odeur triomphe du temps
La fleur qui d’elle-même a révélé son existence aux plaines dénudées
pareilles à la lune à la mer
et à l’aride atmosphère des cœurs douloureux
Une pince de homard bien rouge reste à côté de la marmite
Le soleil projette l’ombre de la bougie et de la flamme
La fleur se dresse avec orgueil dans un ciel de fable
Vos ongles mes amies sont pareils à ses pétales et roses comme eux
La forêt murmurante en bas se déploie
Un cœur qui comme une source tarie
Il n’est plus temps il n’est plus temps d’aimer
vous qui passez sur la route
La fleur de la forêt dont je conte l’histoire est un chrysanthème
Les arbres sont morts les champs ont verdi les villes sont apparues
Les grands chevaux migrateurs piaffent dans leurs écuries lointaines
Bientôt les grands chevaux migrateurs partent
Les villes regardent passer leur troupeau dans les rues
dont le pavé résonne au choc de leurs sabots et parfois étincelle
Les champs sont bouleversés par cette cavalcade
Eux la queue traînant dans la poussière
et les naseaux fumants passent devant la fleur
Longtemps se prolongent leurs ombres
Mais que sont-ils devenus les chevaux migrateurs
dont la robe tachetée était un gage de détresse
Parfois on trouve un fossile étrange en creusant la terre
C’est un de leurs fers
La fleur qui les vit fleurit encore sans tache ni faiblesse
Les feuilles poussent au long de sa tige
Les fougères s’enflamment et se penchent aux fenêtres des maisons
Mais les arbres que sont-ils devenus
La fleur pourquoi fleurit-elle
Volcans ! ô volcans !
Le ciel s’écroule
Je pense à très loin au plus profond de moi
Les temps abolis sont pareils aux ongles brisés sur les portes closes
Quand dans les campagnes un paysan va mourir entouré
des fruits mûrs de l’arrière-saison du bruit du givre
qui se craquelle sur les vitres de l’ennui flétri fané
comme les bluets du gazon
Surgissent les chevaux migrateurs
Quand un voyageur s’égare dans les feux follets plus crevassés
que le front des vieillards et qu’il se couche dans le terrain mouvant
Surgissent les chevaux migrateurs
Quand une fille se couche nue au pied d’un bouleau et attend
Surgissent les chevaux migrateurs
Ils apparaissent dans un galop de flacons brisés et d’armoires grinçantes
Ils disparaissent dans un creux
Nulle selle n’a flétri leur échine et leur croupe luisante reflète le ciel
Ils passent éclaboussant les murs fraîchement recrépis
Et le givre craquant les fruits mûrs les fleurs effeuillées croupissante
le terrain mou des marécages qui se modèlent lentement
Voient passer les chevaux migrateurs
Les chevaux migrateurs
Les chevaux migrateurs
Les chevaux migrateurs
Les chevaux migrateurs
Robert Desnos, Cycle "Les Ténèbres", 1927 in Corps et Biens, Poésie/Gallimard, 1968
Belle lecture poétique !