Morgan Sportès, vous savez, c'est l'auteur de L'Appat, roman primé et adapté au cinéma par Bertrand Tavernier. Cet auteur donc a du génie pour disséquer les faits de société les plus sordides, ceux-là même qui questionnent la perte du sens de l'humain.
Le sujet
Les événements dont il est question, nous les connaissons tous ... Comment oublier l'affaire du gang des Barbares et surtout le jeune Ilan Halimi, dont les journaux avaient publié le visage souriant et plein de vie alors qu'il venait d'être retrouvé, "se traînant, plaie vivante, incapable d'articuler un mot, sinon des gémissements, sur le bord de la voie du RER C, non loin de la station Sainte-Geneviève-des-Bois" ? Chacun se souvient sans doute de la marche blanche qui avait suivi la découverte des faits, de l'effarement collectif devant l'horreur des sévices atroces subis, durant trois semaines, par ce jeune homme de 24 ans, enlevé par une bande de Bagneux parce qu'il était juif et donc, d'après leur chef, forcément riche ... De nombreuses personnes, de toutes confessions, avaient manifesté pour rejeter fermement toute violence gratuite et la haine raciste qui gangrène notre société. Mais il fallait surtout tenter de comprendre comment d'autres jeunes gens du même âge avaient pu perdre à ce point leur discernement qu'il leur était devenu impossible de dire NON à ce crime odieux.
L'auteur présente son projet dans une sorte de préface, très éclairante quant à sa démarche :
"En 2006, un citoyen français musulman d'origine ivoirienne a kidnappé et assassiné, dans des conditions particulièrement atroces, un citoyen français de confession juive. J'appelle le premier Yacef, le second Elie. L'un a 25 ans, l'autre 23. J'ai réélaboré les faits, à travers mon imaginaire, pour en nourrir une création littéraire, une fiction. Seule leur origine m'intéressait, leur signification implicite : ce qu'ils nous disent sur l'évolution de nos sociétés. Au demeurant, qu'est-ce qu'un "fait" ? Les médias, sur cette affaire, ont produit nombre de variations romanesques : le gang des Barbares. Différemment sans doute, mon livre appartient au genre du roman."
Mes impressions
La quatrième de couverture donne le ton :
"Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. Ce livre est une autopsie : celle de nos sociétés saisies par la barbarie."
Effectivement, Morgan Sportès nous plonge au coeur d'un enfer... Tout, tout de suite est un roman "coup de poing" : l'exposition mécanique et froide des faits choque profondément et suscite la réflexion. En fait, l'émotion jaillit de la distanciation née d'une écriture volontairement objective. On a l'impression de lire une collection de rapports de police, ordonnés suivant l'enchaînement ineluctable des faits, dans un style parfois chaotique, mais selon une finalité précise : montrer que'Elie, victime de la bêtise et de "l'indigence intellectuelle et morale", était condamné d'avance. L'analyse du parcours criminel de Yacef commence donc quelques semaines avant l'enlèvement.
Chaque chapitre est introduit par une citation qui en éclaire le sens, toujours dans l'idée d'une réflexion - d'abord individuelle, puis collective - à mener.
Sur un sujet profondément tragique, difficile à traiter car encore très récent, Morgan Sportès a su éviter l'écueil du pathos, ouvrant ainsi une voie plus large à l'émotion. Outre le devoir de mémoire, l'intérêt du livre est de porter un regard sur notre société de consommation où le "tout, tout de suite" est trop souvent érigé en modèle.
Un extrait
"Elie, sur les portraits mortuaires qu'a pris de lui l'identité judiciaire, semble avoir trente ans de plus. [...] C'est le visage d'un adulte. Mais pas de n'importe quel adulte : d'un être qui, en quelques jours, a pu faire le tour de ce que d'autres mettent une vie à cerner : l'horreur humaine. Les ans ne l'ont pas marqué, mais la bassesse d'autrui. Il a passé trois semaines à l'école du mal. Ses yeux clos nous regardent. Ils nous voient sans doute mieux que grands ouverts. Ils nous radiographient." (pages 203-204)